Michel Onfray | Un requiem athée

Un profanateur de rituels |

Comme nous l’ont appris les fascinants méandres du Masse et puissance d’Elias Canetti, la masse la plus prégnante et la plus dangereuse de notre monde à sept milliards d’êtres est, non pas celle qui s’agite entre les frontières et oscille entre les pôles du populisme et du nationalisme — mais tout simplement celle des morts, des centaines de milliards de morts qui ont autrefois foulé cette terre et qui sont depuis retournés à la terre et aux cendres. Il ne s’agit pas que d’une foule de spectres s’agitant dans les coulisses de notre existence, ayant déterminé notre chair et notre langage, notre pensée et nos gestes, et qui pèserait de tout son poids sur nos épaules encore mortelles — il s’agit aussi, selon Canetti, d’une myriade hostile, décidée à prendre sa revanche sur ceux qui lui ont survécu, et qu’il faut donc apaiser par des rituels, paroles et offrandes. À la rancœur du disparu, s’ajoutait la culpabilité du survivant — et dans ce chiasme tendu au-dessus d’un cadavre, le rituel s’affirma depuis l’aube des temps comme le geste qui sauve, accompagnant l’âme sur un chemin demeurant invisible jusqu’à ce qu’advienne notre tour, et concrétisant dans l’espace impitoyable de la nature la persistance d’un lien métaphysique. Au-delà des différents récits eschatologiques de l’humanité, ce lien traçait à sa manière l’histoire d’une humanité qui s’avançait, être après être, mort après mort, dans une direction qu’il ignorait mais dont il était convaincu qu’elle était la sienne propre, ne trouvant sa valeur qu’en elle-même, fragile et solitaire dans le vaste univers, et peut-être même amenée à disparaître. Dans l’effondrement généralisé du paganisme autour de la Méditerranée, le christianisme vint substituer ses propres mots latins pour accompagner les morts, qui n’étaient plus amenés au bûcher pour devenir une ombre à l’Hadès, mais désormais remisés dans la parenthèse d’un cercueil ou d’un linceul en attendant que la trompette du jugement résonne. À quelques sauts de millénaire, la messe de requiem devint le lieu de rencontre favori entre l’esthétique et la foi : Mozart, Berlioz, Verdi, y trouveraient chacun le moyen de transcender ces vieux mots racornis, vidés de leur sens, en leur faisant traverser le miroir de leur génie, qu’il soit divin ou théâtral. Bientôt viendraient les collages pacifistes de Britten, et les mots latins ne seraient plus alors que lancinante ironie : ainsi « quam olim Abrahae promisisti et semini ejus », pour mieux accomplir une hécatombe continentale dans des tranchées boueuses ou des villes brûlées au phosphore. Mais au-delà des vagues de feu de l’histoire, même dans notre société sécularisée et totalement imbue de sa propre importance, le geste du rituel demeure lorsqu’il nous faut quitter l’autre. Il est ce temps suspendu que nous nous accordons au creux de notre temporalité affolée, pour marquer l’instant du passage et l’isoler dans une image de pensée, quand bien même notre rapport au divin ne serait plus qu’une vague concession à l’inconnu.

C’est devant un tel paysage mental qu’apparaît soudain Un requiem athée, la mince plaquette que Michel Onfray a publiée pour marquer la disparition de sa compagne. Dès le quatrième de couverture, le requiem y est défini comme « une forme indissociable de la liturgie religieuse chrétienne » — on notera, dans cette expression, l’absurde pléonasme qui avant même notre entrée dans ce fascicule nous signale le degré de sérieux avec lequel l’auteur aborde cette forme. Puis, feuilletant la quinzaine de pages par lesquelles Onfray nous propose avec un effarant aplomb son projet de « messe des morts athée », on ne pourra que passer de l’indifférence à l’hilarité ou la consternation. Le premier point est la candeur avec laquelle Onfray, tout à son dogme athée, pense pouvoir subvertir une forme dont l’âge se compte en siècles sinon en millénaires, simplement en inversant ses propositions ou en les niant. Si les Poésies d’Isidore Ducasse restent un modèle pour ce qui est de retourner des auteurs comme des peaux de lapin, Onfray ne réussit qu’à laisser partout présent le palimpseste du texte religieux, qui contraint tellement la forme de ce qui se propose de le submerger, qu’il en vient à révéler toutes les faiblesses de son adversaire : ses mots français atones, ses propositions panthéistes encore plus floues que les arrières-mondes chrétiens qu’elles sont censées destituer, son ressassement épigrammatique. Dire qu’aucune trompette du jugement ne sonnera tout en l’opposant à une fragile étincelle toute de floue artistique, c’est justement la meilleure manière de remettre au premier plan une trompette qu’on cherchait pourtant à rejeter au néant. Là où le texte d’Onfray devait prendre place dans la dépouille un brin moisie du rituel chrétien, on se retrouve au contraire avec une pensée molle et consensuelle fourrée à la va-vite dans une peau de tigre qui rugit encore. Le second point est la pauvreté des propositions d’Onfray, leur aspect chétif, sans vigueur, sans style, glissant de manière monotone et répétitive des idées amorphes dont la comparaison avec son modèle de départ ne fait qu’accentuer le ridicule. Pour contrer les craintes de l’enfer chrétien, il ne dispose dans sa poche d’athée que d’un recours au panthéisme, mais d’un panthéisme en vers rabotés dont les deux pôles sont les étincelles du feu de cheminée et les étoiles du cosmos infini où le souvenir du défunt est censé se fondre. Toutes les images qu’Onfray suscite laborieusement n’ont rien de plus à dire que ce qu’elles sont déjà, de lamentables ébauches de chromos incapables d’affronter le moindre début de commencement d’éternité, parodie d’eschatologie petite-bourgeoise. Dans le défi métaphysique que l’athéisme a pu lancer à la figure d’un Dieu encombrant, la littérature ne manque pourtant pas de modèles, depuis les invocations grandioses de Lucrèce dans son De rerum natura, jusqu’aux quatrains d’Omar Khayyâm, magiquement transfigurés par la traduction de Fitzgerald. Chacun, dans son époque, rayonnait d’une force propre à sa pensée dépourvue de tout dogme, ouvert à la puissance de Vénus ou aux effluves de la coupe de vin ; et dans l’affirmation de leur voix singulière, c’était comme une chance qui s’ouvrait au sein d’un monde de croyances qui souvent menaçait d’étouffer ce qui pouvait le contrarier. « Jamais les religions ne valent autant que par la noblesse et le courage des athéismes qu’elles inspirent », déclara Deleuze au détour d’une interview. Chez Onfray, on ne trouve ni noblesse ni courage, mais le seul plat littéralisme de celui qui avale textes et sources pour les recracher sous forme de plates synthèses idéologiques, et qui comme pour les théologiens de Borges, n’est que le double identique des littéralistes religieux qu’il prétend combattre. Le dernier point est l’intense superstition dont fait preuve Onfray malgré lui. Elaborer un requiem athée, c’est tacitement reconnaître que cette même forme du requiem contient une puissance d’évocation qu’aucune affirmation athée pure ne permet de retrouver, et dont l’aura intense, subsistant dans le monde moderne, est intimement reconnue comme un manque. Le sacré, le divin, ont été évacués au titre de superstitions détentrices d’un pouvoir oppresseur, et dont il s’agit de se débarrasser à tout prix pour établir le triomphe de la Raison ; mais la haine même qu’éprouvent certains athées envers leurs certificats de baptême, simples bouts de papier dont ils ne devraient avoir que faire, prouve que partout autour d’eux se dressent des pouvoirs qu’il leur est impossible de totalement éradiquer. Et de la naissance, ces pouvoirs perpétuent leurs présences jusqu’aux portes qui se referment derrière la mort. Face au cadavre, l’athée onfrayien, saisi par une fatalité de la psyché humaine, se met à convulser selon des gestes de lamentation et de douleur que son corps lui réclame malgré lui, et dont il lui sera impossible d’extirper le contenu intimement religieux. C’est là, brutalement, que le rituel réapparaît sur son chemin, alors même que l’athée se proposait de lui mettre fin comme étant impropre à la Raison. Le requiem athée d’Onfray est, de manière douloureuse, presque un instant de faiblesse consenti par une faille du dogme face à la disparition d’un être cher. Dans son aspect inconséquent, il est une réponse impropre qui, au lieu de célébrer ce qui fut la vie de la personne, ne fait que la dissimuler derrière des métaphores chétives ; et là où il se souhaitait l’insolent profanateur du rituel, il ne fait que réaffirmer profondément l’indispensable valeur de ce dernier.

Alors, laissant là ce projet construit tête-bêche et qui sera aussi vite oublié que l’ensemble de l’œuvre à laquelle il se rattache, nous pouvons nous tourner vers des voix infiniment plus solides, plus riches. « Il n’y a pas de mouvement dans le cosmos qui ne soit mouvement d’amour », écrivit Ibn Arabî ; « Oui, il faut par instants, dans la grisaille quotidienne,/ Tourner ses pensées vers le divin et vers le miracle éternel », ajouta Hugo von Hofmannsthal. Soudain, les révolutions elliptiques des planètes et l’atmosphère bitumineuse de notre vie moderne laissent passer un puissant appel d’air : nous suivons la voix des poètes, et à l’heure des rituels, sans devoir passer par un acte de détournement dérisoire, nous saurons nous en souvenir, et trouver les mots qui feront place aux morts dans ce pénible et magnifique fleuve de vie héraclitéen, là où nul d’entre nous ne se baignera deux fois.


Michel Onfray | Un requiem athée
Galilée | 2013 | 48 p.